Les scientifiques affirment que ce qui est est, ce qui n’est pas n’est pas ; les philosophes et les littéraires disent « ce n’est pas si simple », et que, comme toute médaille a un revers, il n’ y a donc pas de revers sans médaille ; les uns raisonnent sur l’abstrait absolu : 2 et 2 font 4 ; les autres sur le réel relatif : deux carottes et deux poireaux ça ne fait quatre ni de l’un ni de l’autre ; pour arriver à quatre il faut passer à la catégorie supérieure « légumes », quand c’est possible, car pour deux carottes et deux ânes, ça devient un peu plus compliqué.
Tout ça pour dire que les choses ne sont pas aussi simples que nos brillants économistes semblent le penser (en tout cas le disent), notamment au sujet des retraites, de l’emploi et des salaires, du pouvoir d’achat. D’ailleurs la presse régulièrement sur de tels sujets donne la parole à deux éminents spécialistes qui proposent à notre choix des analyses et des avis diamétralement opposés. Chacun pense que c’est simple ; l’autre pense qu’il se trompe. C’est que la réalité des choses et des hommes est beaucoup plus complexe ; souvent deux affirmations opposées peuvent être simultanément vraies : ce qui est , certes, est, mais ce qui n’est pas est aussi. Prendre la dimension de cette complexité devrait être une exigence déontologique pour nos gouvernants ; ce n’est pourtant pas le cas. On procède par affirmations partisanes présentées comme des évidences, et on néglige à la fois la face cachée des choses et les – toujours probables – effets, dits pervers, d’une décision prise.
Prenons quatre exemples dans les domaines des retraites, de l’emploi, des salaires, du pouvoir d’achat.
Retraites et emploi: on entend le slogan « Travailler plus longtemps pour payer ses retraites » ; ce n’est pas faux ; à la différence des retraites par capitalisation, où chacun pendant sa vie active réunit un capital qu’il utilisera lorsqu’il cessera de travailler, dans un système de retraite par répartition – ce à quoi les Français, non sans raison, sont très attachés - ce sont les actifs qui cotisent pour ceux qui deviennent « inactifs » ; le ratio entre actifs et inactifs est donc la clef de la viabilité du système ; travailler plus longtemps permet donc simultanément de cotiser plus longtemps et de bénéficier moins longtemps de la répartition des cotisations des plus jeunes ; l’équilibre serait à ce prix.
Indépendamment de ce que cette analyse est fondée seulement sur la prise en compte du coût du travail, et ne considère pas la plus value du travail (loi dite de Ricardo ; voir Au jour le jour du 27 juin), les dispositions qui en découlent (repousser plus tard l’âge de la retraite) entraînent aussi des effets négatifs qui en neutralisent la portée.
Je me fonde, pour expliquer ce point de vue, sur un exemple récent : un de mes amis, directeur d’un établissement public en Normandie, m’écrit ceci « La République ayant décidé de se passer de mes services le jour de mes 66 ans … » et il me donne sa nouvelles adresse. Il aurait souhaité rester en poste encore un ou deux ans. Mais que se serait-il passé s’il était resté en activité ? Le poste qu’il a libéré en prenant sa retraite serait resté occupé, et au bout de la chaîne cela aurait fait un emploi disponible en moins.
A chaque fois qu’on allonge la durée d’activité, on diminue le nombre d’emplois disponibles. Ce raisonnement serait sans valeur dans une société qui connaîtrait le plein emploi, mais ce n’est assurément pas le cas.
On ne devrait donc pas traiter séparément âge de la retraite et politique de l’emploi car les deux ne sont pas indépendants l’une de l’autre.
Temps de travail, emploi, pouvoir d’achat : les 35 heures, honnies ! Le raisonnement de ceux qui les ont mises en place pourtant n’était pas faux : dans une économie libérale, ce n’est pas le travail salarié qui crée l’emploi, mais la production de biens et des services ; si pour une production donnée N heures de travail sont nécessaires, alors N divisé par 35 donnera un nombre d’emplois plus élevé que N divisé par 40 ; mais voilà, c’était sans compter sur l’organisation générale fondée sur un volume global de 40 heures hebdomadaires, sur la difficulté (par exemple à l’hôpital) de trouver des gains de productivité, aussi sur l’augmentation globale du coût pour l’employeur (donc diminution de la plus-value), et sur la freinage induit de la progression des salaires. Au bout du compte les 35 heures, vues sous cet angle, ont contribué à la stagnation du pouvoir d’achat (d’autant que les gouvernants socialistes – Rocard je crois – ont fait ce que la droite n’avait pas osé faire : découpler de l’inflation la hausse des salaires) ; et donc à l’actuel malaise social ; et à la grogne populaire ; et à la difficulté à mettre en œuvre quelque réforme que ce soit. On devrait donc, pour chaque mesure envisagée, faire une simulation de tous les effets induits probables.
Heures supplémentaires, emploi : outre que la politique actuelle d’heures supplémentaires non soumises à impôt pour le travailleur et détaxées pour l’employeur, constitue un manque à gagner très net pour les ressources fiscales de la République, une évidence s’impose : 20 ouvriers qui font chacun 2 heures sup par semaine, ça fait bien 40 heures, c'est-à-dire un emploi et plus. Cela revient aussi à offrir plus de travail à ceux qui en ont déjà et à donc à en retirer la perspective à ceux qui n’en ont pas. Pour un employeur c’est plus économique de payer des heures sup dans ces conditions, que d’embaucher ; ainsi voit-on que le chômage des jeunes augmente en France régulièrement. Autre effet, si pour « gagner plus » il faut « travailler plus » cela signifie qu’on ne gagnera pas plus sans travailler plus ; que donc on pourra bloquer les salaires. Or s’il est bien une représentation cardinale dans le « moral des ménages » et ce depuis des décennies, c’est la « progression du pouvoir d’achat » : l’espoir d’une vie plus facile demain.
Inflation, taux d’intérêt, pouvoir d’achat, moral des ménages, santé des entreprises..
Pour lutter contre l’inflation, mandat qui lui a été assigné par l’Europe, la Banque Centrale Européenne envisage d’augmenter ses taux directeurs ; en conséquence, les Banques reverront à la hausse leurs taux de crédit ; elles ont d’ailleurs anticipé ; les ménages qui avaient emprunté à taux variable verront donc leurs mensualités de crédit augmenter (c’est un des motifs de la crise des « subprimes » aux Etats-Unis) ; ceux qui avaient envisagé de contracter un emprunt hésiteront ; l’inflation cependant est là, sans pour autant que les salaires augmentent ; le pouvoir d’achat dans ces conditions diminuera encore et la consommation intérieure baissera. Or, dans notre société dite de consommation, d’une part c’est la capacité de consommer qui forme le ferment du « moral » des ménages, d’autre part c’est la consommation intérieure qui constitue le moteur de la croissance. C’est d’ailleurs le reproche souvent fait à la BCE : privilégier la lutte contre l’inflation, au détriment de la croissance. C’est donc à une analyse intégrant les phénomènes d’inflation, de pouvoir d’achat et de croissance qu’il faudrait procéder.
Ces quelques exemples montrent qu’il n’y a guère de cercle vertueux en matière économique ; toute mesure, même légitimement fondée, entraîne une cohorte d’effets induits, dont certains peuvent être heureux, d’autres pervers. Lorsqu’un gouvernement présente les mesures qu’il va prendre, il a toujours tendance a faire des effets d’annonce et à présenter les choses comme des faits d’évidence ; mais c’est leurrer les citoyens.
On n’ose pas penser que nos ministres n’aient pas la compétence pour envisager les phénomènes économiques dans leur globalité, qu’ils décident à l’inspiration ou au préjugé ; si tel était les cas, nous serions vraiment mal barrés.