mardi 8 juillet 2008

Cyber ; le monde de Cyber

Piloter un navire, chez les anciens Grecs, c’est Cubernein ; d’où gouvernail, gouverner, gouvernement ; et aussi Cybernétique, science de la régulation des machines et des êtres humains, fondée en 1948 par le mathématicien Norbert Wiener aux Etats-Unis. Les techniques de régulation, ou de rétroaction, sont cependant bien plus anciennes : le modèle le plus courant est celui du régulateur à boules (1788) de l’ingénieur écossais James Watt, dont certains peut-être d’entre nous se souviendront d’avoir vu le fonctionnement sur les machines à vapeur.
Les années 60 en France furent celles de l’application de la cybernétique aux sociétés et aux êtres humains ; l’inspecteur général Couffignal est bien connu comme « père » de la pédagogie cybernétique, dont s’inspirèrent les machines à enseigner et l’enseignement programmé ; les thèses d’Aurel David (La cybernétique et l’humain, Gallimard) furent très largement diffusées. L’idée selon laquelle « de même qu’un marteau pilon frappe plus fort que l’homme, les machines à penser penseront plus fort que lui » paraissait à l’époque non seulement utopique mais provocatrice ; aujourd’hui on sait que les machines calculent plus vite et mieux que l’homme, que des prothèses électroniques permettent d’envisager des « transhumains », que la « cognitique » s’éloigne progressivement du domaine du biologique (sciences cognitives) pour s’intéresser à la façon dont les machines peuvent nous renseigner sur le fonctionnement du cerveau ; que l’accès aux données et la communication sont très fortement potentialisés par les calculateurs ; que selon certains chercheurs leur capacité (ce dont ils sont capables) pourra être multipliée par 1000 en remplaçant le silicium des composants par du carbone.

Qu’en est-il du Cyber d’aujourd’hui ; celui des cyber-cafés, où l’on peut tout en buvant, comme les personnages de Raymond Queneau dans Zazie dans le métro, sa grenadine ou son Fernet-Branca, se connecter sur le réseau internet ; celui du cyber-ciblage publicitaire, qui capture vos adresses, vos habitudes de consommateurs, vos désirs, pour vous soumettre à une pub bien ciblée ; celui de la cyber-surveillance, par quoi à la suite d’un marché avec Google, le gouvernement chinois – mais aussi d’autres - peut surveiller les blogs sur son territoire et ailleurs (donc celui-ci) ; celui de la cyber-éducation qui met l’Ecole à l’ère du numérique et menace régulièrement de « remplacer les profs » ; celui de la communication universelle qui vous autorise à entrer en contact virtuel avec chacun dans le monde ; celui du cyber-terrorisme par qui des groupes malveillants peuvent mettre en péril des Etats organisés ; celui … ; celui … ?

Cyber n’a semble-t-il plus aucun rapport avec celui d’hier ; aujourd’hui c’est le réseau, la toile, le WWW, et des hommes à chaque bout. Est-ce bien sûr ? Car, avec qui entrons-nous en contact lorsque nous composons un numéro de téléphone sur notre mobile, lorsque nous « chattons » avec un copain, lorsque nous recherchons le contenu d’un ouvrage sur le site d’un opérateur, lorsque nous envoyons une photo ou une vidéo, ou un texte à un ami … ?
C’est toujours avec des machines. Le propre de ces machines c’est qu’elles sont « transparentes » ; non seulement on ne les voit pas, mais même si on les voyait, on ne verrait pas comment elles fonctionnent ; tout se passe donc comme si elles n’existaient pas. Quand j’écrivais avec ma vieille machine Underwood, je voyais ce qui se passait entre le fait d’appuyer sur une touche et l’impression de la lettre correspondante sur la feuille blanche ; là, j’appuie sur une touche et je vois bien la lettre s’inscrire, mais de l’une à l’autre tout est « transparent », je n’y vois rien et je ne cherche d’ailleurs pas à comprendre.

Au-delà de la sphère individuelle, dans le contexte mondial de la globalisation, les banques, les entreprises, les armées, les services, tout aujourd’hui fonctionne avec les ordinateurs et les réseaux d’interconnexion ; c’est ce que Abraham Moles, avec son génie de l’anticipation, appelait la « noosphère ».

Ces machines ont de la mémoire, elles appartiennent à des groupes mondiaux puissants et elles sont vulnérables. Prenons le cas du GPS (guidage par satellite) ; actuellement - en attendant la mise en service du produit européen Galileo – il est dépendant du Pentagone ; que pour des raisons de sécurité, les Américains décident d’en limiter l’accès, et nos terminaux deviennent aveugles. GPS peut aussi mettre en œuvre sa mémoire et donc repérer et conserver la trace de tous nos déplacements. Il peut théoriquement être brouillé, comme tous les systèmes fonctionnant avec des ondes, (même si des procédures de sécurité sophistiquées sont élaborées). Les petits génies informatiques qui réussissent à pénétrer dans les réseaux de données, ou à les manipuler (voir affaire Clearstrem), ou à dissimuler leurs interventions ( affaire Société Générale) sont légion et nous montrent quelle est la fragilité des systèmes.

C’est d’ailleurs cette fragilité qui renferme le plus de périls : imaginons (en réalité, constatons car nous y sommes déjà) qu’un pays, un groupe, ait la capacité de détruire, physiquement ou virtuellement, les satellites de communication par quoi tout passe, et le monde retourne à l’âge de pierre ; il n’y a pas de plan B.

Alors ? Revenir aux pigeons voyageurs et à la plume d’oie ? Rappelons-nous que l’âge d’or n’a jamais existé mais qu’il est toujours derrière. Comme pour l’économie de marché, le libéralisme, la globalisation, tout retour est non seulement impossible mais impensable : dès qu’un système atteint cette étendue, qu’il concerne des milliards de personnes dispersées et différentes, aux intérêts parfois opposés, sauf à rêver au Meilleur des mondes d’Aldous Huxley ou à l’Utopie de Thomas More, où tout est réglementé, planifié, organisé, alors nous sommes bien contraints de pactiser avec le désordre, on le fait bien avec le diable ; de subir – en croyant d’ailleurs la contrôler – la « main invisible « de Cyber, comme on subit déjà celle du marché.

Catastrophisme ? Non ! Les métiers à tisser n’ont pas ruiné les tisserands ; les machines à vapeur n’ont pas supprimé les ouvriers ; l’avion n’a pas supprimé le train ; les machines n’ont pas réduit les philosophes au silence ; probablement le livre virtuel ne supprimera-t-il pas le journal et le bouquin ; ni le GPS la carte IGN.

En revanche, ne soyons pas aveugles ; pour transparent qu’il soit, le monde de Cyber n’est pas inexistant ; il nous entoure plus que nous ne l’utilisons. Cependant, la logique de l’usage, qui est celle de notre siècle – par quoi les usages, et donc les usagers, définissent les fonctions – nous donne un pouvoir absolu sur cette réalité virtuelle, où le réel s’estompe : comme les consommateurs sont les artisans et les maîtres du marché, les usagers de Cyber sont réellement ses vrais maîtres ; encore faut-il qu’ils le sachent.

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