samedi 7 février 2009

Magie de l'écriture



En hommage à Roland Barthes, qui me fit un temps l’honneur de son amitié.
Amoureux du texte, magicien de l’interprétation, incomparable créateur, linguiste, sémiologue.


Pourquoi dit-on d’un texte qu’il est beau, qu’il nous plait, qu’il est suggestif ? Et le beau, le plaisant, le suggestif, cela a-t-il encore un sens dans ce monde traversé par le mal de vivre, le mal vivre, les injustices, les révoltes, le malheur parfois ?

Pour tenter de répondre à ces deux questions, je me fonderai sur deux brefs passages, l’un extrait de Voyages intimes de Marie Bietry (éd. La Bruyère) paru dans la Lettre de La Toulzanie, n° 3, Hiver 2009, l’autre légendant une photographie parue dans cette rubrique en guise de vœux de Bonne Année, et où je m’inspirais du texte d’Alphonse Daudet : A l’affût.


1) Le texte de Marie Bietry : Rocher

"…taillés au hasard par l’usure du temps, des visages de pierre se distinguent ; ils surgissent brusquement puis disparaissent quand on les recherche pour enfin se montrer tels qu’ils sont : inachevés ou blessés, amputés de leurs yeux, de leur nez, comme si des siècles hurlaient ici la souffrance des hommes. Ils crachent parfois des morceaux de cailloux qui s’abîment sur la route, en contrebas, expectorant ainsi haines et douleurs. Mais pour qui sait les voir, que de tendresse, d’amour même et d’heureuse nostalgie naissent alors dans le regard qui les embrasse."

Transcendance du regard

L’auteure décrit les falaises qui surplombent le village de La Toulzanie. Si l’on s’en tient aux mots, sur la cinquantaine de termes, il n’en est guère que trois qui « décrivent » : visages de pierre, cailloux, route. Les autres nous entraînent dans l’interprétation, le ressenti, le vécu personnel, l’intime, le subjectif ; l’objet regardé n’est appréhendé qu’au travers du prisme du sujet regardant. L’auteure ainsi nous guide sur la voie d’un imaginaire, transcendant et transformant la matière pour mieux lui donner du sens. « Dire le monde, c’est dire soi ». Ainsi le lecteur est-il convié au banquet de la fable, (Lector in fabula, selon Umberto Eco)

Maîtrise et volupté des techniques d’expression du sujet

Jeu alternatif sur le personnel et l’impersonnel : « Des visages de pierre se distinguent » ; l’emploi de la forme réfléchie fait de l’objet un sujet : « On distingue des visages » se transforme en « Des visages se distinguent » ; dès lors les rochers s’animent : « Ils surgissent […] disparaissent […]ils crachent … » . Mais le promeneur (ON = c’est vous , c’est moi ; entre, lecteur, dans mon je) lui aussi ressurgit : « On les regarde […] tels qu’ils sont » ; puis s’évade dans l’interprétation : « Comme si des siècles hurlaient … ».

Lorsque la violence se déchaîne : les rochers hurlent, crachent, expectorent, pour dire la souffrance des hommes, les haines et leurs douleurs, alors c’est eux qui disent le sens de ce que le regard en eux décèle.

Puis une scène d’amour entre les deux protagonistes : l’auteure et les rochers ; la femme sensible et les mâles rochers : amour, tendresse ; l’amour par le regard, qui les embrasse.



Maîtrise des techniques du rythme et de la fluidité de la phrase

Prédilection pour des rythmes ternaires, qui, selon leur structure ou la position dans la phrase (début ou fin), enveloppent et soulignent le sens dans la dimension de l’oralité.
« Taillés / au hasard / par l’usure du temps » ; rythme saccadé : 2 / 3 / 5, qui évoque le coup du burin, le tâtonnement du sculpteur, le lent travail de polissage et la dimension millénaire de l’ouvrage.

« Naissent alors / dans le regard / qui les embrasse » ; rythme fluide, équilibré : 3/3/3, qui évoque, à la différence du passage précédent, la quiétude retrouvée, l’harmonie qui s’exprime, le bonheur dans l’épaisseur du temps : « heureuse nostalgie ».


Ce texte présente un face à face entre deux sujets, tour à tour violent et tendre, craint et désiré, éternel et éphémère, dans une langue riche, subtilement maîtrisée, qui tel le regard de l’auteure, embrasse le lecteur.

2) Le texte de Bonne année

"De la fenêtre de ma chambre, je vois ce paysage lotois ; le fleuve éternel qui coule ; la neige qui revient, "la lumière atténuée qui fuit dans l’eau". Je voudrais vous faire partager ce plaisir. En vous disant aussi BONNE ANNEE !"

Je m’attacherai simplement à ce fragment mis entre guillemets : « la lumière atténuée qui fuit dans l’eau » ; entre guillemets car c’était, me semblait-il, une réminiscence du texte d’Alphonse Daudet : A l’affût, dans Les lettres de mon moulin. Vérification faite, le texte de Daudet est légèrement différent : « la lumière diminuée réfugiée dans l’eau » ; atténuée au lieu de diminuée et qui fuit au lieu de réfugiée.

On pourrait donc produire, à partir de ces deux premiers textes, un troisième texte : la lumière diminuée qui fuit dans l’eau.

Pourquoi, selon moi, ce troisième texte me plairait-il plus que les deux autres ?
Car, à une nuance près, la chose évoquée est bien la même ; le « plus » ne saurait donc être dans la représentation de l’objet décrit, mais dans la forme de cette représentation.

Qu’est-ce qui donc, de ce point de vue, les différencie ?
C’est la séquence des voyelles : a/ u / i / è / e / é / a / o. Il s'agit d'un texte essentiellement vocalique : 18 voyelles (16, si on dit eau = o), contre 9 consonnes (8 si on élimine le t muet de fuit) ; un rapport de un sur deux, exactement. Toutes les voyelles de l’alphabet sont présentes. C’est donc, au plan de sa sonorité, les voyelles qui sont les plus importantes ; je dis sonorité car pour un lecteur normal, la lecture silencieuse elle-même n’est pas pour autant muette, les sons correspondant aux lettres, évoqués et non prononcés, sont toujours là.

Dans la séquence reconstituée à partir des deux premiers textes, et qui en constitue en quelque sorte la fusion, la séquence des voyelles est la suivante : a, u, i, è, e, i, i, u, è, u, i u, i, a, o. On a donc une majorité de voyelles fermées (u, i, é) et une minorité de voyelles ouvertes (a, è, o). Les voyelles fermées donnent au texte sa légèreté et son mouvement, comme une séquence de tons aigus, une vocalise, évoquant le vol léger d’un oiseau au fil de l’eau, où finalement il se pose. Le o final termine la séquence, ouvert pour accueillir le vol léger de la lumière qui vient s’y anéantir : la lumière diminuée qui fuit dans l’eau, une « bouffée » (c’est un terme employé par Roland Barthes) pour évoquer, au plus profond de notre être la fin du jour.

Les deux autres textes (atténuée / réfugiée) avec leur majorité de é, n’offrent au lecteur ni le même tempo, ni la même élégiaque mélodie, comme le cri (le cui cui) d’un oiseau qui chante au soir qui tombe.

Dans ce texte, une évocation visuelle (le sens des mots : le soir qui tombe) et une évocation sonore (le « bruit » des mots : la séquence mélodieuse des voyelles) sont indissociablement tissées pour construire la représentation de ce moment du jour, si abondamment chanté par les écrivains, mais ici en raison de ce double « envoûtement », fait « beau ».


Roland Barthes, qui ne l’a pas entendu, dans ses conférences, ses cours, ses propos toujours rares et précieux, ne peut imaginer ce qu’est la magie réelle de ses textes. Il parlait ses textes, il en faisait, comme il aimait dire, des « bouffées », c’était son souffle à lui, sa respiration ; il avait à la fois le sérieux appliqué d’un écolier (ses conférences étaient toujours écrites à la plume) et cet art de la transformation du mot écrit en bouffées fascinantes de sens. « Il faut donner l’intime et non le privé ». L’intime c’est le rapport à soi. Dans les deux textes que j’ai osé - peut-être ai-je failli - analyser, je retrouve avec une bouffée de joie, l’intime.

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