Finalement si, le concert pour orgue de Vivaldi à la Salute, nous arrivâmes alors qu’il était commencé, mais assez tôt pour se sentir enveloppés par les sons graves, flûtés, roulés ou plaintifs dont harmonieusement jouait l’organiste ; enveloppés sous la voûte, envoûtés en quelque sorte, de cet ancien temple octogonal dont la lunule capitale de la coupole rappelle celle du Panthéon à Rome ; tout comme le pavement polychrome dont la géométrie associe les courbes et les angles dans un enchevêtrement vasarélyen, en forme de conque pour recevoir l’eau de pluie, bienfaisante et baptismale qui s’écoulait jadis par l’ouverture de l’oculus. Oui, envoûtés aussi par cet ensemble iconographique de peintures, de sculptures, de vitraux, de pilastres, de stalles, que la nef en bateau inversé enserre.
S’étonnera-t-on que certains y voient la raison et la preuve de leur ferveur mystique ? Il faut se tenir sur ses gardes pour ne pas se laisser enlever et emporter dans ce mirage où tout se conjugue pour créer une représentation ordonnée du monde, non par l’esprit mais l’esprit saint, et qui se réalise par la diffuse adoration de la divinité et l’abstraction du corps.
Sortis de la Salute, à quelques pas nous allons vers la Punta della Dogana où est présentée l’exhibition Mapping the studio dans ce nouvel espace culturel de la fondation Pinault.
Merveille inégalable d’architecture et de muséographie, de technique et d’art, de modernisme et de tradition dans un ancien soigneusement réhabilité. La rigueur vigoureuse de la charpente, épine dorsale de cette vaste proue de la Douane de mer s’accorde avec les panneaux du béton lisse comme le marbre, qui structurent l’espace et ses agencements.
On peut ne pas être branché sur l’art contemporain, mais on ne traverse pas Mapping the sudio sans ressentir, au-delà de la diversité des thèmes, des formes et des techniques, quelque chose qui relève d’une idée de l’existence : le corps, la chair, la matière, la violence, la douleur, l’immanent et finalement le désordre.
Ici aussi une vision du monde, cohérente, puissante, envoûtante, avec ses règles, ses principes, ses contraintes et ses constantes, ses formes obligées ; cependant que à la Salute tout converge vers Dieu et vient de lui, ici le discours, en un retour hérité de l’existentialisme sartrien, c’est comme un triangle décapité qui serait incapable de se régir sur sa base ; humanisme à la recherche de sa transcendance ; un discours de souffrance, sans espoir, comme ce cheval cabré dont la tête s’enfonce dans un mur, comme cette terrassante représentation du nazisme en allégorie de la mortelle comédie humaine ; un monde dont ce discours voudrait établir le plan (mapping) dans l’espace (studio) où il se représente : Mapping the studio.
A la Salute comme à la Dogana, Venise pense et nous invite à penser ; le monde, l’éthique, l’esthétique, l’existentiel et l’essentiel ; la nostalgie du passé, l’angoisse du futur ; la beauté du présent.
Venezia !