A la Giudecca, Venise n’est plus dans Venise ; elle n’est plus ici, elle est là ; devant nous, autour de nous entre Lido et Zattere. Les éclats de voix et les accents y sont italiens, le calendrier du restaurant où nous déjeunons est rédigé en langue vénitienne ; plane encore en ces lieux l’esprit de Cagliostro qui y exerça ses talents, et de Mamugnà, l’alchimiste cypriote qui transformait l’argent en or.
L’autre Venise, celle d’en face, est celle des Giacomo Casanova, John Ruskin, André Suarés, et des Scapigliati (la Bohème), dont on rencontre encore la mémoire, sur les Zattere, dans la Pensione La Calcina, où ils aimaient s’arrêter et écrire.
C’est là, dans cette autre Venise, la plus proche de la Giudecca dont seulement la sépare le canal éponyme, que nous avons choisi de séjourner. Aujourd’hui cependant, Ruskin oblige, les salons et les escaliers résonnent d’accents anglo-saxons. C’était depuis longtemps notre désir, lié probablement à la rencontre avec le Suarès du Voyage du Condottiere. La vue sur la Giudecca qui se dessine comme une toile en forme de bande dessinée, y est imprenable, mais les agencements sont décevants,notamment au regard du prix plus proche de ceux du Cipriani ou du Danieli que de celui de la modeste pension de famille que naguère elle fut.
Mais que vaut, sinon tout, cette vue d’infini apaisement de ce bras de lagune au vert émeraude, sillonné de vaporetti, de barques de pêcheurs et de temps à autre de quelque paquebot dont la masse insolite et barrant l’horizon rappelle celle fantastique du REX dans Amarcord de Fellini.
Bien sûr nous sommes allés rituéliquement prendre un vermuth (17 €) au café Florian, face aux Procuraties, à l’horloge des Maures, à la Basilique Saint Marc et tout près, omniprésent dans notre imagination même si caché à nos yeux, du Palais des Doges, rayonnant des splendeurs de la Sérénissime, et qui aussi abrita sous les Piombi le prisonnier Casanova qui s’en évada de façon rocambolesque, et plus tard Silvio Pellico qui relata ses tourments dans Le mie prigioni.
Aussi, à la pointe de la Giudecca, juste en deça de la Douane de mer, là où Tintoret représenta l’Esprit saint rayonnant sur les apôtres ; et à l’église des Gesuati où Tiepolo peignit les scènes du rosaire si justement analysées dans Le rose Tiepolo de Roberto Carasso.
Et puis encore au Musée d’art contemporain, qui après le Palazzo Grassi du mécène François Pinault, établi sur la Dogana del mar, sous la sphère dorée du monde, censée encourager et guider les marchands vénitiens sur les routes de l’Orient, aujourd’hui annoncé par un adolescent nu de pierre blanche, comme le David de Donatello, tenant dans sa main droite, à hauteur du regard, non la fronde qui permit de vaincre Goliath, mais un batracien pêché dans la lagune ; près de lui, nuit et jour, un vigile de noir vêtu, veille.
L’essentiel à Venise c’est de flaner, dans cette ville sans touriste ou presque, en cette fin d’avril, encore fraîche, où la brûme enveloppe de la même lumière tamisée, l’eau, la terre et le ciel. Flaner sans autre but, comme font les pigeons et les mouettes donr le vol zèbre régulièrement et irrégulièrement l'espace.
Bien sûr, de ce fait ne plus avoir le temps d'aller écouter l'orgue Vivaldien des vêpres à La Salute, ni de voir la nouvelle collection Gugghenheim, le regretter mais faire de ce regret un désir pour une autre aventure.
Cependant savoir s'arrêter pour déguster une coppa , chez Nico, à quatre pas du pont de l'Aacadémie, au bord du canal de la Giudecca ; là retrouver la saveur du parfum de citron ; parfum découvert, alors insolite, naguère à Sirmione. N'a guère ? C'était en 1955 , mais c'était hier ; le mage Mamugnà n'a peut-être pas transformé l'argent en or, mais il a condensé la durée dans l'instant.
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